Yanick Noiseux et Sid Ahmed Soussi

Résumé

Ce numéro thématique consacré au « travail qui rend pauvre » s’est fixé pour objectif de faire le point sur l’apport de la recherche en matière d’action publique et de politiques sociales liées au travail précaire et sur les stratégies de résistance des travailleur.euse.s pauvres. Il se propose aussi d’alimenter la réflexion épistémologique sur ces enjeux, entre chercheur.e.s du Nord et du Sud global, dans la perspective d’une réorientation du regard porté sur les nouveaux paradigmes de l’action publique visant les travailleur.euse.s pauvres, mais aussi sur les résistances qui les remettent en question et qui sont souvent invisibilisées. Depuis maintenant plus de quarante ans, le glissement vers une politique économique néolibérale a marqué un saut qualitatif si important que l’aspiration à l’intégration complète et mondiale des travailleur.euse.s dans le salariat classique apparaissait désormais comme une « utopie à rebours ». Force est par ailleurs de constater que, dans la foulée de cette nouvelle « grande transformation », la fragmentation du travail et la flexibilisation des marchés de l’emploi – renforcées par la récurrence de périodes de crise et de reprise qui ne créent pas suffisamment d’emplois permanents à temps plein pour empêcher la progression des formes d’emplois atypiques et précaires au Nord et la prédominance des « emplois vulnérables » au Sud – ne peuvent plus être envisagées comme une donnée conjoncturelle. Elles doivent plutôt être entendues comme un trait marquant des nouvelles dynamiques de réorganisation du travail et de rerégulation de l’emploi. Comme le soutenait déjà Pierre Bourdieu au tournant du millénaire, ces transformations sont soutenues par une logique d’individualisation et de remarchandisation des relations de travail, de casualization croissante des contrats de travail et d’expansion des secteurs de l’économie informelle, avec pour conséquence la « destruction méthodique des collectifs » et l’aggravation de la vulnérabilité des travailleur.euse.s pauvres, tant sur le plan économique que sur celui des droits sociaux. Elles concourent également à accroître la segmentation des marchés du travail s’appuyant notamment sur une re-hiérarchisation des statuts d’emploi en fonction du genre, de l’âge, de l’origine ethnique et affectant plus largement les populations les plus vulnérables. Dans cette conjoncture, il apparaît que le travail ne peut plus être envisagé en soi comme un rempart face à la pauvreté. Cette dynamique s’est par ailleurs exacerbée dans la foulée de la révolution du numérique, et depuis la crise de 2008, avec l’essor de la « gig economy », ou économie de plateformes, caractérisée par le recours à des dispositifs algorithmiques d’incitatif au travail et de contrôle permanent, un morcellement des horaires à travers l’octroi de microtâches, la facilitation de la mise à disponibilité d’une « armée de réserve » de travailleur.euse.s précaires et « jetables ». La pandémie actuelle, poussant bon nombre de personnes vers ce que certains appellent la « hustleeconomy », semble par ailleurs pousser encore plus loin la tendance à l’entreprisation de soi dans le capitalisme avancé. Les travaux des vingt dernières années portant sur les transformations et la remise en cause de l’État social insistent tous sur le parallélisme entre l’effritement du modèle salarial et le changement de paradigme dans le champ des politiques sociales. À la précarisation provoquée par la transformation des modalités de gestion de la main-d’oeuvre et les multiples réformes du droit du travail s’est ajouté un accroissement des modalités, du ciblage et des contrôles des prestations sociales (assurance-emploi, aide sociale, prestations familiales, « bolsa familia [bourse famille] », programme NREGA en Inde, etc.). Au Canada, l’exclusion partielle ou totale des mécanismes traditionnels de protection sociale des travailleur.euse.s migrants temporaires, mais aussi des travailleur.euse.s indépendants, d’agences, ou à temps partiel, …